Trouver des subterfuges : ne pas me poser ni pauser, être débout, éviter l’immobilisme, marcher, courir, contre ou après le temps, ne pas rester seule, user et abuser de la bulle de protection que m’offre la présence de nos amis, m’y lover, oublier, annuler en pleine conscience ma séance chez la psy pour ne pas mettre en mots ce que je tais, tenter de se servir de cette expérience passée et imposée, aller te voir la veille pour ne pas se sentir prise au piège le jour J…
Pour qui, pourquoi ces ruses? Pour détourner, pour occuper ma passoire de cerveau qui me fait si souvent défaut en ce moment mais pas sur les dates. Même la plus insignifiante pèse et me ramène à toi, à nous, à ton départ, à Crabus Ewingus. A ce que l’on a vécu et surtout, à ce que l’on ne vivra pas.

Alors, tu penses bien que La Toussaint et le 2 novembre, plus joyeusement appelé le jour des Morts, ces deux journées auxquelles je ne ne prêtais pas plus d’attention qu’à l’invasion des chrysanthèmes chez tous les fleuristes de France et de Navarre constituent du bon grain à moudre émotionnellement ! Mais cette année, je fais tout pour que cela passe, se passe autrement. Pas d’obligation, pas de solution. Juste la mienne.

Retour en arrière. Dimanche 1er novembre 2015. C’est le quatrième dimanche d’après ce qui a été ton dernier voyage à l’hôpital. Je n’ai pas de mode d’emploi pour affronter cette terrifiante journée. Papa choisit d’effectuer des plantations. Sa manière à lui de te rendre hommage, je suppose. Je n’en suis pas capable. Semer, répandre la vie, la petite graine qui deviendra grande. J’étouffe, je file au cimetière, il parait que cela se fait. Déferlement de couleurs grâce à ces fleurs dont je n’ai jamais apprécié la forme et qui foisonnent sur toutes les tombes. J’oublie presque où je suis. Ah si, je me retrouve seule face à ta case. Je ne réalise pas. Cela n’a pas de sens. Je n’arrive pas à te parler alors je m’occupe machinalement des plantes, des souvenirs déposés, c’est important que cet espace soit à ta hauteur. Les larmes et la douleur montent en moi. Je fais diversion en observant le va-et-vient inhabituel qu’il y a aujourd’hui au cimetière. Je me sens profondément différente. Ces inconnus ne peuvent pas vivre ce que je vis aujourd’hui. Je t’ai perdu il y a à peine un petit mois, toi mon Grandtout. Je te désire ici et maintenant. Encore cette envie de hurler qui me noue mes viscères et ma gorge. Je finis par rentrer à la maison. Ma colère sort injustement contre ton papa, ta soeur. Histoire d’un jour qui va se reproduire de si nombreuses fois durant cette année. Allez je m’égare.

F comme Fracture, la tienne, celle qui va devenir la nôtre, à tout jamais.

Début mars 2014, tu reviens d’un entraînement de rugby. Tu as enfin trouvé un sport, des coachs, des copains qui te conviennent. Avant cet essai gagnant, tu as testé deux autres sports qui ont mis en valeur tes nombreuses personnalités, le judo pour ton côté Ninja et le tir à l’arc pour le chevalier qui a toujours sommeillé en toi. En choisissant le rugby, tu as créé la surprise. Toi qui as toujours été d’une extrême sensibilité, toi qui n’aimes pas les confrontations, toi qui t’es toujours illustré par ta maladresse et des chutes inopinées. On en a tous souvenir, Papa t’appelait Patapouf, c’est pour dire ! Mais peu importe, cette fois-ci, tu te sens à ta place. Alors on ne se permet pas d’évoquer nos réticences ni mes craintes de maman en te voyant sur un terrain face à des adolescents en rut qui font, parfois, deux fois ta taille.

En tous cas, ce soir, tu rentres en te plaignant de ton mollet gauche. L’instit que je suis voit tout de suite une ruse pour te soustraire à tes obligations scolaires. « Un doliprane, une bonne nuit de sommeil et tout ira mieux demain. » Effectivement, le lendemain, tu te lèves, tu mets la machine en route et tu files au collège. Moi, cela m’arrange, tu penses bien. Je suis en plein passage d’examen pour devenir je ne sais qui, je ne sais quoi que je ne suis pas encore dans l’Education Nationale alors louper une journée me semble impossible.

Durant les trois semaines qui suivent, l’insidieux mal te laisse des moments de répit, se réveille, te fait boiter et puis se rendort. Toi, mon chéri, tu commences en douce, sans bruit, ce long combat que tu mèneras sans relâche contre la souffrance. Tu te plains rarement, tu nous livres tes maux seulement quand tu ne peux plus les gérer seul.

Fin mars, avec Papa, nous prenons enfin les choses en mains. Avant toute chose, il va falloir combattre notre docteur qui a cette fâcheuse habitude de recommander de manger des amandes pour tout petit ou grand bobo pour éviter de dégainer son ordonnancier. Négociation réussie, direction la radiographie. Les résultats tombent vite : une fracture du péroné en cours de consolidation.

Quels parents indignes nous sommes ! Nous rions jaune d’autant plus que nous sentons bien que tu nous en veux de ne pas avoir assurément pris en compte ta douleur. Mais comme d’habitude, le rire et la dérision étant nos meilleures armes, nous allégeons notre culpabilité en racontant à notre façon et à qui veut l’entendre cette improbable fracture. Rigolons tant que nous le pouvons !

Pour toi, dispense de sport. Entre nous, cela tombe à pic, tu entames au collège un cycle de Step qui est loin d’être ta tasse de thé. Quant au rugby, blessé ou non, tu as ta place. Tu pourras quand même participer au stage de rugby prévu durant les vacances de Pâques. Soulagé et sauvé ! Enfin, le pense-t-on …

Ta « Reum », 2 novembre 2016

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