La temporalité semble être différente dans mon moi envahi de vide de toi. Un bon cas d’école pour les frères Bogdanoff !
Il y a plus d’un an, j’ai certainement un peu quitté la Terre. A coup sûr, j’ai changé brusquement de dimension. Le Temps s’y dilate, s’y étend et s’y rétracte, s’y accélère et s’y ralentit. Mouvement et immobilisme s’y côtoient, autour et dans moi. Je suis soumise à une distorsion permanente, lancinante. Je vis avec cette double sensation que nous nous sommes quittés hier, que tu vas revenir tout à l’heure et pourtant qu’il y a une éternité que je ne t’ai pas vu, entendu, senti, serré dans mes bras …et que cela va durer insidieusement encore bien longtemps.
J’ai ressenti cette même impression avant-hier devant mon poste de télévision où se multipliaient les hommages aux victimes des attentats du 13 novembre. Une année déjà ou seulement ? Question de points de vue, de vies, d’histoires, d’Histoire certainement. Je ferme les yeux et me remémore précisément cette journée, comme si elle était imprimée en moi, comme si elle s’était passée il y a quelques jours.
Flash back. Samedi 14 novembre 2015. Un matin qui ressemble à celui de la veille et du lendemain mais qui pourtant sera différent. Un samedi où je panique de me sentir dévorée par ma peine immense. Je reste couchée, immobile, oppressée, prostrée sur moi-même, centrée sur toi seul et ton absence intolérable. Debout, vite, pour faire taire tout cela ! J’engage péniblement mon corps dans un mouvement. Et hop, la bête tapie au pied de notre lit me saute dessus et prend place dans mon être si vide. Tout est donc normal. Mes deux partenaires indissociables, Chagrin et Angoisse sont présents à l’appel. C’est presque rassurant en cette période d’instabilité, même si cela me confronte inlassablement à ta disparition d’une réalité si irréelle.
J’essaye de m’extraire de ce tourbillon d’émotions en préparant le petit déjeuner, celui que nous avons toujours aimé prendre en famille, avec toi, ta sœur. Un moment de répit dans nos vies agitées. Ce matin, comme beaucoup d’autres ces derniers temps, le silence est lourd. Papa allume la télé et là, nous découvrons avec effroi des images d’une violence rare. Hier soir, des fanatiques ont perpétré une série de fusillades et des attaques suicides à Paris. Ils ont visé des endroits symboliques où nous aurions pu être, où ta sœur et toi pourriez vous trouver dans quelques années, un stade, des terrasses de cafés-restaurants, une salle de concert. Des morts, des blessés, du sang, la haine, la guerre … La solidarité, la fraternité, la liberté… Tout se mélange. Une chose est certaine, nous nous sommes brutalement réveillés dans un monde marqué et différent. Ces images t’auraient terrorisé, je le sais, avec toute la sensibilité et l’empathie qui te caractérisaient. J’en ai même cette pensée extraterrestre de me dire qu’au moins, tu as cette chance de ne pas voir et surtout vivre cela. La confusion de mes sentiments à l’état brut !
En quelques minutes, le temps de comprendre ce qui se passe, j’absorbe une nouvelle douleur. Ma souffrance solitaire est grossie, me serrant le ventre, envahissant chaque recoin de mon squelette. Vite, il faut que je fasse quelque chose, que je m’extirpe du carcan dans lequel j’étouffe. Des appels aux dons du sang sont lancés, cela rend compte de l’extrême barbarie des événements de la veille. J’appelle, je dois y aller, ne pas céder à mes émotions, ne pas abandonner. C’est plus dur qu’il n’y parait, cela me ramène à toi, aux nombreuses transfusions dont ton corps malmené a eu besoin. Mon besoin d’agir est d’autant plus motivé. Véro me devance, elle réussit à avoir des gens au téléphone, le personnel médical n’arrive pas à faire face à cet élan de solidarité, il faut revenir la semaine prochaine. Dommage ! Je subis cette journée d’errance comme de nombreuses autres mais elle demeure tellement dissemblable. J’attends la nuit et, pour manifester mon soutien, je finis par allumer des bougies, ici, devant la maison, et là-bas, devant ta case. Un peu de lumière pour manifester mon engagement, le tien dans ce combat pour la Vie.
Avec le recul, je prends péniblement conscience que j’ai vécu ces événements dramatiques d’une manière qui ne m’est pas habituelle. Le désordre émotionnel ressenti il y a 365 jours est encore perceptible et descriptible. Je me revois. Tu occupes tout mon espace. Mon cerveau tourne en boucle, je suis ailleurs, avec toi, sans toi, en permanence. Oui, ces actes de barbarie odieux ont écarté mes pensées de leur chemin habituel mais très vite, elles y retournent, elles s’y réfugient. Je plonge à nouveau dans ce vide abyssal qui occupe dans mon être.
Je me souviens des nombreuses réactions qui ont eu lieu, en réponse à cette barbarie. De multiples hommages pour les victimes sont rendus avec des mots ou en silence, solitairement ou communautairement. Les voir, les écouter, les lire me ramène à la douleur, celle de perdre un être cher.
Il y en a un qui m’a marqué. Je me remémore ce court texte de Robert Badinter dans lequel il évoque le terrorisme, sa cruauté et également ce qui est pour lui, la manière de le combattre. Mon esprit trop autocentré me ramène à ton histoire, fait des rapprochements. Je compare Crabus Ewingus à ces terroristes qui tuent sans raison des êtres humains dont ils ne savent rien. Tout comme eux, ton cancer s’est octroyé un droit de vie et de mort sur toi.
Pour Badinter, la seule et « vraie réponse au terrorisme est la vie, l’amour de la vie ». Est-ce la même chose pour nous ? Si j’ai pu me poser la question il y a un an, aujourd’hui, j’ai réfléchi, cheminé. Oui, pour moi, c’est identique. Ma réponse à Crabus, sa monstruosité est ma croyance, ébranlée mais résistante, en la Vie. Ne pas renoncer, ne pas céder à la peur, combattre, partager… Aimer.