Dimanche 4 octobre 2015. Je suis en bas, j’attends. Je bois nerveusement mon thé. Les escaliers grincent, Papa montre son nez, je lis sur son visage marqué que la nuit a été compliquée. Tu as peu dormi. Entre douleurs et difficultés respiratoires, peu de répit. Nous tournons en rond, nous nous regardons impuissants. Silence. Nous sentons que tout s’accélère dangereusement. Nous décidons d’attendre la venue de l’infirmière. Nous avons besoin de soutien extérieur. Je monte te voir. Je rentre dans ta chambre semi-obscure.  Je m’allonge à côté de toi sans faire de bruit. J’entends des crépitements, ton souffle ou peut-être la machine à oxygène qui tourne à plein régime. Je ferme les yeux, je ne veux pas penser à ce qui est en train de se passer. Je finis par te parler, de tout, de rien, du cari de crevettes qu’Isabelle t’a préparé rien que pour toi et qu’elle va nous déposer d’ici la fin de matinée. Ta sœur est dans sa chambre juste à côté de nous. Elle défait ses affaires de classe de découverte. Je me rassure, c’est un dimanche presque ordinaire.

Midi. L’infirmière est passée. Tout est vague, je ne me rappelle plus ce qu’elle nous dit, si cela nous aide ou pas. Je parle avec Papa, tes troubles respiratoires sont inquiétants, nous le savons, il faudrait aller à l’hôpital. Nous t’avons pourtant promis d’éviter ces séjours que tu ne supportes plus. Nous finissons par échanger avec toi. Je pense que tu es effrayé car tu acceptes sans réticence notre proposition. Je décroche mon téléphone, je compose fébrilement le 15. J’explique. C’est surréaliste. Notre fils, en phase terminale d’un cancer qui a du mal à respirer, la lettre de signalement, ça craint et c’est urgent. Ok les pompiers viennent. Au feu ! Mathilde, il faut que je lui explique ce qu’il se passe. On s’isole, je la prends sur mes genoux, les mots sortent de manière désorganisée. Je veux la protéger mais comment. Ton frère n’est pas en forme ce matin, les secours vont arriver, il va être transféré à Evry, Et si tu allais chez ton amie Louna passer la journée, Prends ton sac d’école, on ne sait jamais si tu restais dormir là-bas. Et l’inconcevable finit par sortir, calmement… Dis Au-revoir à ton frère, peut-être qu’il ne reviendra pas de l’hôpital. Bonne journée ma chérie ! Je n’ai pas dit les choses comme j’aurais voulu. Pas le temps de s’appesantir, j’entends la sirène. J’ouvre la porte. Ils sont là. Je fais le point sur ta situation à l’extérieur de la maison. Etre le plus claire possible pour ne pas perdre de temps. Ils grimpent les escaliers. Ils sont rassurants, te parlent calmement, s’occupent de toi, te proposent un peu plus d’oxygène. A la tienne mon amour ! Ils te transfèrent délicatement sur une civière gonflable en prenant soin de bouger le moins possible ton corps si douloureux. Tu parais presque rassuré. En quelques minutes, nous sommes dans leur camion. Juste le temps de faire un bisou pudique à Mathilde et un coucou à Isabelle qui est arrivée avec le cari que tu aimes tant. Tu la remercies, tu lui dis que tu le mangeras ce soir. Bien sûr. Je vois dans ses yeux qu’elle est tétanisée. Elle sait comme moi. Nous partons, Papa nous suivra en voiture.

A l’arrière, avec nous, un jeune pompier tente de détendre l’atmosphère. Il est jeune, je sens qu’il n’est pas à l’aise. Qui le serait. Etre témoin du certainement dernier voyage d’un enfant. Il te propose de mettre le deux-tons pour passer les feux. Tu acceptes. Tu dodelines ta tête au rythme de la sirène, tu nous offres un sourire. C’est l’horreur. J’envoie un message à Marraine. Ils sont tous au fin fond de la banlieue parisienne. Ils courent pour Mathieu, décédé il y a quelques années. De quoi ? Un putain de sarcome. Hasard ou pas ? Pas le temps d’y réfléchir, nous arrivons. Nous passons rapidement les urgences pour monter en pédiatrie. J’ai eu le temps de les prévenir de notre venue. Une chambre est prête. Je m’isole avec le docteur. Elle est émue. Gênée, elle me demande si je sais pourquoi nous sommes là. Oui, bien sûr, pour faire un laser-game, n’est-ce pas mon guerrier ? Ah non, tu n’as pas la forme, tu es trop essoufflé ? D’accord, va pour une sédation alors !  Car oui, c’est ce qui se profile. Appelons un chat un chat. L’équipe médicale va t’endormir progressivement pour que tu n’aies plus conscience de ta douleur. Tu es informé également. J’avais réussi quelques heures auparavant à te le dire quand nous avions évoqué l’hôpital. Il faut se dépêcher, c’est insupportable de te voir peiné à respirer. Papa nous a rejoints. La machine est en route, on nous rassure, on peut faire marche arrière, c’est l’avantage de ce sédatif. On sait jamais, si cette pute disparaissait d’un seul coup et que notre vie si ordinaire reprenait là où en nous l’avons laissé il y a 16 mois. Pour le moment, nous attendons que l’hypnovel fasse son effet. Tu es agité. Tu mets, tu enlèves les lunettes à oxygène. Tu essayes de soulever ton bras sans y arriver. Tu te crispes, tu t’assoupies, la douleur te réveille et c’est reparti. Nous sommes impuissants, nous essayons de paraitre calme pour te rassurer. Bordel ! Eh oui c’est long, c’est court. Tous les manitous qu’on appelle au secours Tournent des manivelles qu’ils manient Comme des sourds. Nous sommes entrés dans un espace-temps indéfinissable. Le trou noir.

Flash-backs. Appeler, envoyer des SMS. Trouver les bons mots pour ne pas trop s’affoler. Ne surtout pas vendre la peau de l’ours avant de le tuer. Ne pas te lâcher du regard, te tenir ta main, te sentir. Marcher, tourner en rond, arpenter les couloirs. Organiser le retour de ta sœur qui ne supporte d’être loin de nous. Attendre l’arrivée de Véro qui va s’en occuper et de nous aussi par la même occasion. Manger à la hâte un peu de cari. Affronter l’irréalité de ce moment si réel. T’observer, attendre, déranger l’équipe soignante à tes moindres gestes. Essayer de s’assoupir pendant que Papa prend le relais à tes côtés. Vaincre finalement la nuit. Sauter dans les bras de Caro et de Viviane qui nous rejoignent aux aurores. Tout comme le Docteur Guillaumat que Dame Féfée m’a proposé de faire venir même si elle ne travaille pas. Se sentir suffisamment entourée pour réussir à tenir debout. Etre ici et ailleurs, entre rires et larmes, seul moyen de s’en sortir.

Le médecin de garde en fin de nuit ne nous a pas écoutés quand nous lui disions que tu t’agitais à nouveau. En milieu de matinée, tu sors donc légèrement de ton sommeil, suffisamment pour demander à Cécile pourquoi elle est là alors que c’est lundi, son jour de repos et pour me dire, lors d’un câlin et bisou volés Tu me lâches. Ces quelques mots me font l’effet de multiples grenades. Pour ne pas perdre pied, nous en plaisantons avec le Docteur. Tu n’es pas très aimable mon chou ! Et pourtant, la gravité de ces mots résonne au plus profond de moi. Oui, il va falloir qu’on te laisse. Tout s’organise. On nous aide à avancer sur ce chemin inconnu. Les filles sont parties déjeuner avec Mathilde pour l’extraire de cet univers. Une p’tite pause. Pendant ce temps, les docteurs règlent le traitement avec finesse. Je rencontre l’équipe de soins palliatifs, celle qui nous accompagne ces derniers temps. La suite nous est expliquée. Mettre en mot pour écarter au maximum l’inconnu si déstabilisant. Les mots inacceptables sont prononcés. Tout se met en place le plus doucement possible. Le temps des au-revoir arrivent. Ta sœur qui retourne chez Louna, Marraine, Viviane, Féfée, Carine, Nathalie, Cécile. Chacun avec à sa manière. Un geste, une parole. Beaucoup d’amour. Nous nous retrouvons seuls avec toi dans cette maudite chambre.

Flash-backs. Belotte et Re-belotte. Ne pas te lâcher du regard, te tenir ta main, te sentir. Marcher, tourner en rond, arpenter les couloirs mais pas trop, de peur de te quitter quelques minutes de trop. Attendre l’arrivée de Véro et celle de ta sœur qui désespérément veut être avec nous, à raison. Appeler le Docteur Rouget qui est de garde. Te soulager, tu t’agites encore. Ne pas comprendre comment cela est possible vu le dosage. Te regarder te battre comme un lion. Te laisser avec l’équipe soignante pour picorer un peu de cari et même boire un verre de vin qu’Isabelle a glissé dans un sac. Affronter à nouveau l’irréalité de ce moment si réel. Retourner auprès de toi.

21h45. Nous ouvrons la porte de ta chambre.  Docteur, infirmière et auxiliaire sont à tes côtés. Je ne sais pas si c’est la lumière du néon mais tu es d’une pâleur effrayante. Le calme qui règne est terrorisant. Une demi-heure a passé et tout est irrémédiablement changé. Tu sembles sur le bout du chemin. Véro te dit au-revoir et nous laisse pudiquement. Elle part rejoindre ta sœur dans la salle que l’on a aménagée spécialement pour nous. Nous décidons que cela ne sert à rien qu’elle te voit comme cela. Je suis tétanisée. Coup de massue. Tout est flou. Je me souviens de cette femme réunionnaise qui me prend le bras et me dit qu’il est l’heure de te laisser partir, que nous devons de te le dire. J’hurle en silence Pas maintenant, jamais, je ne veux pas. Tout le monde s’efface, je me dirige vers toi, Papa aussi. Nous t’entourons, nous te  cajolons. Je parle, nous prononcons ses paroles désordonnées et intolérables  Tu peux y aller, tu as été déjà extrêmement fort, ne t’inquiète pas pour nous, nous sommes fiers de toi, nous t’aimons fort. Je regarde ton torse se soulever.  Trois fois. Trois souffles profonds. 22H. Trois petits tours et puis s’en va…

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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